Quelques réflexions sur le caractère mystificateur de la
métaphore de « l’héritage »
Le blog de Jacques Goliot : un blog sur toutes sortes
de sujets…
Pierre Bourdieu a, le premier ou non, utilisé la métaphore
des « héritiers », et en la plaçant très en vue comme titre d’un de
ces livres, lui a donné une grande popularité, au moins chez les membres de
l’élite intellectuelle, les « héritiers » eux-mêmes.
Il semble que ses épigones médiatiques se soient emparé de
cette métaphore sans comprendre que ce n’est qu’une métaphore, en lui accordant
une valeur réelle, de sorte que (comme c’est le cas dans le texte de David
Belliard, dit David Salegueule on peut en l’utilisant se retrouver à la
limite de l’infamie. Mais, même comme métaphore, son adéquation avec la réalité
n’est pas très bonne.
Qu’est-ce qu’« hériter » au sens propre ?
Il
s’agit d’un acte administratif transférant une propriété d’une personne
(décédée) à une autre. L’héritier réel n’a presque rien à faire, le processus
lui est extérieur. Dans le cas le plus radical (peu fréquent), il reçoit d’un
notaire une lettre l’informant qu’un lointain parent lui lègue telle somme,
ci-joint, tous droits acquittés, un chèque sur telle banque (il faut tout de
même qu’il aille encaisser le chèque…).
Fondamentalement, il n’existe pas d’ « héritage »
en matière de culture : l’acquisition d’une culture est un processus qui
suppose une forme ou une autre de travail.
Si on prend le mot « héritage » dans un sens
métaphorique, j’admets qu’on peut « hériter » de ses parents :
1) un certain nombre de traits physiques (transmis
génétiquement)
2) un certain nombre de façons de se comporter (transmises
par fréquentation)
3) une partie importante du langage (idem).
La question est moins claire pour ce qu’on appelle
« l’intelligence ». Si on considère que « l’intelligence »
est la capacité à établir des liens entre des éléments apparemment disjoints (par
exemple, le fait que, d’un certain point de vue, une pomme qui tombe d’un pommier, c’est
la même chose que la Lune qui tourne autour de la Terre), on peut supposer
qu’elle a un lien fort avec l’acquisition du langage, donc qu’elle est en
partie « héritée » (a priori, il n’y a pas lieu de supposer que
« l’intelligence » est transmise génétiquement). Mais une part de
l’intelligence repose aussi sur un travail intérieur personnel, lié aux
connaissances que l’on acquiert.
En revanche, il n’y a aucun « héritage » en ce qui
concerne les connaissances, ou « la culture ». C’est évident pour
tout le monde dans le cas où on a un père remarquable cuisinier et une mère
excellente bricoleuse : personne n’imagine que l’enfant
« hérite » des ces expertises parentales.
En revanche, beaucoup de gens font semblant de croire que la
culture fait partie de l’héritage. Cela apparaît de façon grotesque lorsqu’un
journaliste voulant tirer à la ligne dénonce le fait que dans telles et telles
familles, on trouve des étagères bourrées de livres, ce qui constituerait une
atteinte fondamentale à l’égalité entre les êtres humains. Il
ignore ou fait semblant d’ignorer que l’essentiel n’est pas de détenir les
livres, mais de les lire, et que ce ne sont pas les parents qui peuvent le
faire pour leurs enfants, sauf quand ceux-ci ne savent pas lire.
Une grave interrogation est ici nécessaire : est-ce que
lire des histoires de Winnie l’Ourson à son enfant en bas âge ne devrait pas
être considéré comme un élément de « stratégie familiale » visant à
l’excellence scolaire ? Cette activité ne devrait-elle pas être interdite
pour rétablir l’égalité ? Ne faudrait-il pas, pour rétablir l’égalité,
limiter le nombre de mots que les parents ont le droit apprendre à leur enfant
en bas âge en fonction de quotas établis par un service de police dont les membres seraient dotés de matraques et dont la direction serait confiée à Patrick Fauconnier.
Il est clair qu’il est plus facile d’acquérir une culture
littéraire, historique, politique, etc. s’il y a beaucoup de livres à la
maison, et si de surcroît on a des parents qui pratiquent la lecture, etc. De
même que beaucoup de musiciens viennent de familles fortement orientées vers la
musique ; mais on en trouve aussi quelques uns venant de familles pas
orientées vers la musique. Personne n’a l’idée de dénoncer les premiers (Bach,
Mozart, etc.) comme des « héritiers » (sans doute parce que la
musique, ce n’est pas important) ; le même comportement devrait s’imposer,
au moins en vertu du principe de précaution (contre la profération de sottises)
en ce qui concerne les autres aspects de la culture.
Curieusement, les journalistes de la reproduction sont
obsédés par les aspects marginaux de l’acquisition culturelle : ils voient
la différence essentielle dans la fréquentation des salles de concerts et de
théâtre, les visites de musées. Outre que ces activités peuvent avoir un aspect
barbant ou crevant, je pense qu’ils omettent l’essentiel : la culture
(autre que les pratiques manuelles) s’acquiert en lisant. Les livres
n’apparaissent dans leurs écrits que, comme je l’ai dit, pour être
dénoncés quand il y en a trop chez certains ; mais on n’incite jamais,
dans un article sur les problèmes de l’école, à lire (c’est réservé à la
rubrique « Livres »), alors que les livres sont manifestement le
moyen le moins coûteux (voire gratuit, dans les bibliothèques municipales et les CDI des établissements scolaires) d’acquérir une
culture et donc, pour un enfant de milieux défavorisés, de combler une partie
de l’écart avec les « héritiers ».
Mais ce n’est pas la seule contradiction des « reproducteurs ».
Une autre, importante, est de dénoncer, de façon infondée,
« l’héritage » quand il s’agit de culture, alors même que leurs
publications (je pense en particulier au Nouvel
Observateur) soutiennent dans leur partie « Economie » tout ce
qui va dans le sens de la baisse des impôts, notamment ceux sur l’héritage
(réel). « Le travail de toute une vie… »
Et d’une façon plus générale, de lécher servilement le cul
aux classes dirigeantes quand il s’agit d’économie, tout en les
« dénonçant » frénétiquement quand il s’agit d’école.
En conclusion :
*la métaphore de « l’héritage » s’applique en
partie en ce qui concerne l’acquisition du langage, élément très important en
matière d’école ;
*elle ne s’applique pas en ce qui concerne l’acquisition des
connaissances ;
*l’acquisition de connaissances n’est pas un
« héritage », mais est facilitée par les conditions socio-culturelles
d’existence de la famille.
Le problème qui se pose est alors : relativement à
cette situation, que peut faire et que doit faire la société en général,
l’école en particulier ? Mais aussi : que peuvent faire, que devraient faire
et que font les intéressés ?
Cette façon de poser les problèmes permet
d’éviter l’hystérisation que l’on rencontre dans certains cas, dans des articles
comme ceux de Radier, où j’ai parfois senti une sorte d’aspiration
bolchévisante ou maoïsante à la table rase culturelle.
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